L’engagement sur les réseaux sociaux


Pour la 57e Journée mondiale des communications sociales, le 24 janvier dernier (voir ZENIT), le pape François avait proposé une réflexion sur ‘Parler avec le cœur’, se référant à la parole « Selon la vérité, dans la charité » (Ep 4, 15). Dans un contexte où le numérique prend de plus en plus d’ampleur, le dicastère pour la communication vient de publier une longue réflexion sur la place du numérique dans nos réalités ecclésiales.


Nous publions ci-dessous l’intégralité du texte tel que présenté par le Dicastère de la Communication.


 


Vers une présence totale


Une réflexion pastorale à propos de l’engagement sur les réseaux sociaux


1) De grands progrès ont été réalisés à l’ère du numérique, mais l’une des questions urgentes qui restent à traiter est de savoir comment nous, en tant qu’individus et en tant que communauté ecclésiale, devons vivre dans le monde numérique en tant que “proches aimants”, véritablement présents et attentifs les uns aux autres dans notre voyage ensemble le long des “autoroutes numériques”.


Les progrès technologiques ont rendu possibles de nouveaux types d’interactions humaines. En fait, la question n’est plus de savoir s’il faut collaborer avec le monde numérique, mais comment. Les réseaux sociaux, en particulier, sont un environnement où les gens interagissent, partagent des expériences et cultivent des relations comme jamais auparavant. Dans le même temps, cependant, alors que la communication est de plus en plus influencée par l’intelligence artificielle, apparaît le besoin de redécouvrir la rencontre humaine en son cœur même. Au cours des deux dernières décennies, notre relation avec les plateformes numériques a subi une transformation irréversible. On a pris conscience du fait que ces plateformes peuvent évoluer pour devenir des espaces co-créés, pas seulement quelque chose que nous utilisons passivement. Les jeunes – comme les générations plus âgées – demandent à être rencontrés là où ils se trouvent, y compris sur les réseaux sociaux, parce que le monde numérique participe “de manière significative à la construction de l’identité d’un jeune et à sa manière de vivre”.[1]


2) Beaucoup de chrétiens demandent de l’inspiration et des conseils parce que les réseaux sociaux, qui sont une expression de la culture numérique, ont eu un impact profond à la fois sur nos communautés de foi et sur nos parcours spirituels individuels.


Les exemples d’engagement fidèle et créatif sur les réseaux sociaux abondent dans le monde entier, tant de la part de communautés locales que d’individus qui témoignent de leur foi sur ces plateformes, souvent de manière plus omniprésente que l’Église institutionnelle. De nombreuses initiatives pastorales et éducatives ont été prises par des Églises locales, des mouvements, des communautés, des congrégations, des universités et des individus.


3) L’Église universelle s’est aussi penchée sur la réalité numérique. Depuis 1967, par exemple, les messages annuels de la Journée Mondiale pour les Communications Sociales proposent une réflexion en constante évolution sur le sujet. À partir des années 1990, ces messages ont abordé l’utilisation de l’ordinateur et, depuis le début des années 2000, ils ont constamment contenu une réflexion à propos d’aspects de la culture numérique et de la communication sociale. Soulevant des questions fondamentales pour la culture numérique, le Pape Benoît XVI a abordé en 2009 les changements dans les modes de communication, affirmant que les médias ne devraient pas seulement favoriser les liens entre les personnes, mais aussi encourager celles-ci à s’engager dans des relations qui promeuvent “une culture du respect, du dialogue, de l’amitié”.[2] Par la suite, l’Église a consolidé l’image des réseaux sociaux comme des “espaces”, pas seulement des “instruments”, demandant que la Bonne Nouvelle soit également proclamée dans les environnements numériques[3]. De son côté, le Pape François a reconnu qu’on ne peut distinguer le monde numérique “de la sphère de la vie quotidienne”, et que celui-ci modifie la manière dont l’humanité accumule des connaissances, diffuse des informations et développe des relations.[4]


4) En plus de ces réflexions, l’implication pratique de l’Église dans les réseaux sociaux a également été efficace.[5] Récemment on a pu constater que les médias numériques sont un outil puissant pour le ministère de l’Église. Le 27 mars 2020, alors que la pandémie de COVID-19 en était encore à ses débuts, la place Saint-Pierre était vide mais pleine de présence. Une transmission télévisée et diffusée en direct a permis au Pape François de mener une expérience mondiale transformatrice : une prière et un message adressés à un monde en confinement. Au milieu d’une crise sanitaire qui a coûté la vie à des millions de personnes, des gens du monde entier, mis en quarantaine et isolés, se sont retrouvés profondément unis les uns aux autres et au successeur de Pierre.[6]


Grâce aux médias traditionnels et à la technologie numérique, la prière du Pape a atteint les foyers et touché la vie de gens partout dans le monde. Les bras ouverts que la colonnade du Bernin forme autour de la place Saint-Pierre ont pu étreindre des millions de personnes. Bien que physiquement éloignés les uns des autres, ceux qui se sont associés au Pape à ce moment-là étaient présents les uns aux autres et ils ont pu vivre un moment d’unité et de communion.


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5) Les pages qui suivent sont le fruit d’une réflexion impliquant des experts, des enseignants, des jeunes professionnels et leaders, des laïcs, des membres du clergé et des religieux. L’objectif est d’aborder certaines des principales questions concernant la manière dont les chrétiens devraient aborder les réseaux sociaux. Elles ne sont pas censées être des “lignes directrices” précises pour le ministère pastoral dans ce domaine. On espère plutôt promouvoir une réflexion commune sur nos expériences numériques, en encourageant les individus et les communautés à adopter une approche créative et constructive qui peut favoriser une culture de bon voisinage.


Favoriser des relations pacifiques, significatives et bienveillantes sur les réseaux sociaux constitue un défi susceptible de générer une discussion dans les milieux académiques et professionnels, ainsi que dans les milieux ecclésiaux. Quel genre d’humanité se reflète dans notre présence dans les environnements numériques ? Dans quelle mesure nos relations numériques sont-elles le fruit d’une communication profonde et véridique, et dans quelle mesure sont-elles simplement façonnées par des opinions incontestées et des réactions passionnées ? Quelle part de notre foi trouve des expressions numériques vivantes et réconfortantes ? Et qui est mon “prochain” sur les réseaux sociaux ?


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6) La parabole du Bon Samaritain[7], par laquelle Jésus nous fait répondre à la question : “Qui est mon prochain ?”, est suscitée par la question d’un expert en droit. “Que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ?”, demande-t-il. Le verbe “hériter” nous rappelle l’héritage de la terre promise, qui n’est pas tant un territoire géographique qu’un symbole de quelque chose de plus profond et plus durable, quelque chose que chaque génération doit redécouvrir et qui peut nous aider à réimaginer notre rôle dans le monde numérique.


 




  1. Attention aux écueils des autoroutes numériques

    Apprendre à voir du point de vue de celui qui est tombé entre les mains des brigands (cf. Lc 10 :36).



Une terre promise à redécouvrir ?


7) Les réseaux sociaux ne sont qu’une branche du phénomène, beaucoup plus vaste et plus complexe, de la numérisation, qui est le processus de transfert de nombreuses tâches et dimensions de la vie humaine vers des plateformes numériques. Les technologies numériques peuvent accroître notre efficacité, stimuler notre économie et nous aider à résoudre des problèmes auparavant insurmontables. La révolution numérique a accru notre accès à l’information et notre capacité à nous connecter les uns aux autres au-delà des limites de l’espace physique. Un processus qui était déjà en cours pendant les trois dernières décennies a été accéléré par la pandémie. Des activités telles que l’éducation et le travail, qui étaient normalement effectuées en personne, peuvent désormais être effectuées à distance. Les pays ont également apporté des changements importants à leurs systèmes juridiques et législatifs, adoptant les sessions et le vote en ligne comme alternatives aux réunions en personne. Le rythme rapide auquel l’information se propage modifie également le fonctionnement de la politique.


8) Avec l’avènement du Web 5.0 et d’autres avancées en matière de communication, le rôle de l’intelligence artificielle dans les années à venir aura de plus en plus d’impact sur notre expérience de la réalité. Nous assistons au développement de machines qui travaillent et prennent des décisions à notre place ; qui peuvent apprendre et prédire nos comportements; de capteurs sur notre peau qui peuvent mesurer nos émotions; de machines qui répondent à nos questions et apprennent de nos réponses ou qui utilisent les registres de l’ironie et parlent avec la voix et les expressions de personnes décédées. Dans cette réalité en constante évolution, de nombreuses questions restent sans réponse.[8]


9) Les changements remarquables que le monde a connus depuis l’émergence d’Internet ont également suscité de nouvelles tensions. Certains sont nés dans cette culture et sont des “enfants du numérique”; d’autres essaient encore de s’y habituer en tant qu’“immigrants numériques”. En tout cas, notre culture est désormais une culture numérique. Pour dépasser la vieille dichotomie entre “numérique” versus “en face à face”, certains ne parlent plus de “online” opposé à “offline” mais uniquement de “onlife”, intégrant la vie humaine et sociale dans ses diverses expressions, qu’elles soient dans des espaces numériques ou physiques.


10) Dans le contexte de la communication intégrée, consistant en la convergence des processus de communication, les réseaux sociaux jouent un rôle décisif en tant que forum où nos valeurs, nos croyances, notre langage et nos hypothèses sur la vie quotidienne sont façonnés. De plus, pour de nombreuses personnes, en particulier celles qui vivent dans des pays en développement, le seul contact avec la communication numérique passe par les réseaux sociaux. Bien au-delà de l’acte d’utiliser les réseaux sociaux comme outil, nous vivons dans un écosystème façonné en son cœur par l’expérience du partage social. Alors que nous utilisons encore le web pour rechercher des informations ou des divertissements, nous nous tournons vers les réseaux sociaux pour éprouver un sentiment d’appartenance et d’affirmation, le transformant en un espace vital où a lieu la communication des valeurs et des croyances fondamentales.


Dans cet écosystème, les gens sont invités à faire confiance à l’authenticité des déclarations de mission des entreprises de réseaux sociaux, qui promettent, par exemple, de rapprocher le monde, de donner à chacun le pouvoir de créer et de partager des idées, ou de donner à chacun une voix. Bien que nous soyons conscients du fait que ces slogans publicitaires ne sont presque jamais mis en pratique puisque les entreprises sont beaucoup plus soucieuses de leurs profits, nous avons tout de même tendance à croire les promesses.


11) En effet, lorsque les gens ont commencé à utiliser Internet il y a quelques décennies, ils partageaient déjà une version de ce rêve : l’espoir que le monde numérique serait un espace heureux de compréhension commune, d’information gratuite et de collaboration. Internet devait être une “terre promise” où les gens pourraient compter sur des informations partagées sur la base de la transparence, de la confiance et de l’expertise.


Des écueils à éviter


12) Ces attentes, cependant, n’ont pas été tout à fait satisfaites.


Tout d’abord, nous sommes toujours confrontés à une “fracture numérique”. Alors que cette évolution va plus vite que nos capacités à la comprendre correctement, beaucoup de gens sont encore privés d’accès non seulement aux besoins de base, tels que la nourriture, l’eau, l’habillement, le logement et les soins de santé, mais aussi aux technologies de communication de l’information. Cela laisse un grand nombre de gens marginalisés qui sont bloqués sur le bord de la route.


En outre, une “fracture des réseaux sociaux” devient de plus en plus aiguë. Les plateformes qui promettent de construire une communauté et de rapprocher les gens du monde entier ont au contraire approfondi diverses formes de division.


13) Il y a sur “l’autoroute numérique” quelques écueils à connaître, parce qu’ils permettent de mieux comprendre comment cela a pu se passer.


Aujourd’hui, on ne peut pas parler de “réseaux sociaux” sans considérer leur valeur commerciale, c’est-à-dire sans prendre conscience que la véritable révolution s’est produite lorsque les marques et les institutions ont réalisé le potentiel stratégique des plateformes sociales, contribuant à une consolidation rapide des langages et des pratiques qui, au fil des ans, a transformé les utilisateurs en consommateurs. De plus, les individus sont à la fois des consommateurs et des marchandises : en tant que consommateurs, ils reçoivent de la publicité basée sur les données et du contenu sponsorisé élaboré sur mesure. En tant que marchandises, leurs profils et leurs données sont vendus à d’autres entreprises dans le même but. En adhérant aux déclarations de mission des entreprises de réseaux sociaux, les gens acceptent également des “termes de l’accord” qu’ils ne lisent ou ne comprennent généralement pas. Il est devenu populaire de comprendre ces “termes de l’accord” selon un vieil adage qui dit : “Si vous ne payez pas pour cela, vous êtes le produit”. En d’autres termes, ce n’est pas gratuit : nous payons avec des minutes de notre attention et des octets de nos données.


14) L’importance croissante accordée à la diffusion et au commerce des connaissances, des données et des informations, a généré un paradoxe : dans une société où l’information joue un rôle aussi essentiel, il est de plus en plus difficile de vérifier les sources et l’exactitude des informations qui circulent numériquement. La surcharge de contenu est résolue par des algorithmes d’intelligence artificielle qui déterminent constamment ce qu’il faut nous montrer en fonction de facteurs que nous percevons ou réalisons à peine : non seulement nos choix, goûts, réactions ou préférences précédents, mais aussi nos absences et distractions, pauses et durées d’attention. L’environnement numérique que chaque personne voit – et même les résultats d’une recherche en ligne – n’est jamais le même que celui de quelqu’un d’autre. En recherchant des informations sur les navigateurs, ou en les recevant dans notre flux pour différentes plates-formes et applications, nous ne sommes généralement pas conscients des filtres qui conditionnent les résultats. La conséquence de cette personnalisation de plus en plus sophistiquée des résultats est une exposition forcée à des informations partielles, qui corroborent nos propres idées, renforcent nos croyances, et nous entraînent ainsi dans un isolement lié aux “bulles de filtres”.


15) Les communautés en ligne sur les réseaux sociaux sont des “points de rencontre”, généralement formés autour des intérêts communs des “individus en réseau”. Les personnes présentes sur les réseaux sociaux sont ciblées en fonction de leurs caractéristiques particulières, de leurs origines, de leurs goûts et de leurs préférences, car les algorithmes des plateformes en ligne et des moteurs de recherche tendent à rapprocher les “similaires”, à les regrouper et à attirer leur attention afin de les garder en ligne. Par conséquent, les plateformes de réseaux sociaux peuvent courir le risque d’empêcher leurs utilisateurs de rencontrer réellement “l’autre” qui est différent.


16) Nous avons tous été témoins de systèmes automatisés qui risquent de créer ces “espaces” individualistes et parfois d’encourager des comportements extrêmes. Les discours agressifs et négatifs se propagent facilement et rapidement, offrant un terrain fertile à la violence, aux abus et à la désinformation. Sur les réseaux sociaux, différents acteurs, souvent enhardis par l’utilisation d’un pseudonyme, ne cessent de réagir les uns aux autres. Ces interactions sont généralement très différentes de celles des espaces physiques, où nos actions sont influencées par les commentaires verbaux et non verbaux d’autrui.


17) Être conscient de ces écueils nous aide à discerner et à démasquer la logique qui pollue l’environnement des réseaux sociaux et à chercher une solution à ce mécontentement numérique. Il est important d’apprécier le monde numérique et de le reconnaître comme faisant partie de notre vie. C’est pourtant dans la complémentarité des expériences numériques et physiques que se construisent une vie et un parcours humain.


18) Le long des “autoroutes numériques”, de nombreuses personnes sont blessées par la division et la haine. Nous ne pouvons pas faire comme si cela n’existait pas. Nous ne pouvons pas être de simples passants silencieux. Pour humaniser les environnements numériques, il ne faut pas oublier ceux qui sont “laissés pour compte”. Nous ne pouvons voir ce qui se passe que si nous adoptons le point de vue de l’homme blessé dans la parabole du Bon Samaritain. Comme dans la parabole, où nous sommes informés de ce que l’homme blessé a vu, le point de vue des marginalisés et des blessés numériques nous aide à mieux comprendre le monde de plus en plus complexe d’aujourd’hui.


Tisser des relations


19) À une époque où nous sommes de plus en plus divisés, où chacun se retire dans sa propre bulle de filtres, les réseaux sociaux deviennent une voie menant beaucoup de gens vers l’indifférence, la polarisation et l’extrémisme. Lorsque les gens ne se traitent pas mutuellement comme des êtres humains mais comme de simples expressions d’un certain point de vue qu’ils ne partagent pas, on assiste à une autre manifestation de la “culture du rebut” qui prolifère : la “mondialisation” – et la normalisation – “de l’indifférence”. Se replier dans l’isolement de ses propres intérêts ne peut pas être le moyen de redonner espoir. Au contraire, la voie à suivre est de pratiquer une “culture de la rencontre”, qui promeut l’amitié et la paix entre les différentes personnes.[9]


20) Par conséquent, il est de plus en plus urgent de recourir aux plateformes de réseaux sociaux de façon à aller au-delà de ses propres silos, en sortant du groupe de ses “semblables” pour rencontrer les autres.


Accueillir “l’autre”, quelqu’un qui prend des positions opposées aux miennes ou qui semble “différent”, n’est certainement pas une tâche facile. « Pourquoi devrais-je m’en soucier ? » pourrait bien être notre première réaction. On retrouve même cette attitude dans la Bible, en commençant par le refus de Caïn d’être le gardien de son frère (cf. Gn 4 :9) et en continuant avec le docteur de la Loi qui demande à Jésus : “Qui est mon prochain ?” (Lc 10 :29). Le docteur de la Loi a voulu fixer une limite quant à qui est et qui n’est pas mon prochain. Il semble que nous voudrions trouver une justification à notre propre indifférence ; nous essayons toujours de tracer une ligne entre “nous” et “eux”, entre “quelqu’un que je dois traiter avec respect” et “quelqu’un à qui je peux ne pas prêter attention”. De cette